Vendredi 25 août 1944
Dès le 17 août 1944, les drapeaux tricolores refont leur apparition aux frontons des mairies.
La mairie de Saint-Mandé est l’une des premières à être investie par le Comité local de libération, ainsi qu’Arcueil et Chevilly-Larue.
Les troupes allemandes commencent à quitter la région.
Le 24 août au soir, Leclerc donne l’ordre au capitaine Dronne de foncer sur Paris.
La colonne, composée de 150 soldats, passe par Fresnes, L’Haÿ-les-Roses, Bagneux, Cachan, Arcueil, Le Kremlin-Bicêtre.
La population croit qu’il s’agit de nouvelles troupes allemandes, puis pense voir des Américains avant de s’apercevoir que ces troupes sont françaises.
Les barricades sont rapidement démolies pour permettre le passage de ces troupes.
Le 25 août, à l’aube, l’ensemble de la 2e DB se met en route pour entrer dans la capitale.
Le groupement Billotte quis e trouve à la hauteur de Bourg-la-Reine et au nord de Fresnes, traverses Cachan, Arcueil, Gentilly puis entre dans Paris.
La 2e DB est suivie par la 4e Division d’infanterie américaine du général Barton.
Serge Wolikow, La Seconde Guerre mondiale à travers les archives du Val-de-Marne, tome 2 : 1942-1945, Le Cherche-Midi, 2005
Libération d’Arcueil, sur la N20 les 2 M8 du 12e Cuir le Mousquet et Le Tromblon en position devant le restaurant « La vache noire ».
crédit photo: Ralph Morse.
Extrait du J.M.O. du III/R.M.T.
Mercredi 23 août.
Dans la nuit, parvient l’ordre de mouvement, la mise en place devant être terminée à 6 heures du matin. Il pleut.
Le groupement se portera en direction de St Cyr-Villacoublay.
La concentration se fait sans trop de difficultés malgré la nuit mais le départ n’a lieu qu’à 8 heures 55 par l’itinéraire suivant (où nous sommes passés et avons été engagés il y a quelques jours) : carrefour de la Croix de Médavi en forêt d’Ecouves-Alençon (10 heures 15), forêt de Per-seignes-Mamers (11 heures 40), Bellème-Nogent le Rotrou (13 heures 30). A Champrond en Gatine, arrêt pour faire de l’essence de 14 heures 40 à 16 heures 20.
Peu après, parvient l’ordre en vue d’opérations éventuelles, de constitution de 2 sous-groupements pour reprendre la progression.
En tête, le sous-groupement Warabiot va se former entre Courville et Chartres (comprend la 11e Compagnie et la section d’obusiers de 75 de la C.A. III).
Derrière le sous-groupement Putz qui comprend la 4eCompagnie de chars légers du 501e , une section de chars moyens de 27501e (Lieutenant de la Bourdonnais), la 9e Compagnie du R.M.T., la 31e batterie (Capitaine Touyeras) du Xl/64e et l’E.M. du 64e R.A.D.B., la section Cancel de la 13/3 génie. En arrière, le gros aux ordres du Commandant Cantarel (501e) comprend la 10e Compagnie.
Le sous-groupement Warabiot ayant démarré sans prévenir, nous partons avec un certain retard et passons à Chartres à 19 heures puis piquons sur Paris par Ablis (20 heures 10) et rattrapons le sous-groupement Warabiot vers Rochefort en Yvelines. La nuit tombe, la pluie aussi.
A l’arrivée à Limours, les sous-groupements sont aiguillés en deux directions différentes, le nôtre étant placé à quelques kilomètres de la ville sur la route d’Arpajon. Nous stationnons sur place en nous couvrant à faible distance. Il pleuvra toute la nuit.
Jeudi 24 août.
L’idée de manoeuvre de la journée est la suivante, entrer dans Paris par la porte d’Orléans.
Au départ, le gros du groupement aux ordres du Commandant Cantarel se portera sur Longjumeau directement pour tenir les ponts et éviter que ceux-ci ne sautent.
Le sous-groupement Putz, lui, se rendra à Longjumeau par Arpajon ayant à sa droite le sous-groupement Warabiot.
Le Bataillon est fractionné de la façon suivante :
La 9e Compagnie avec le commandant Putz ainsi que le gros de la C.A. (Mortier et Commandement)
La 10e Compagnie avec le Commandant Cantarel et la section de mitrailleuses de la C.A. La 11e Compagnie avec le Lt Colonel Warabiot ainsi que la section d’obusiers de 75.
La section de reconnaissance de la C.A. est à la disposition du G.T.V. toujours en flèche et dans la nature.
Le dispositif du sous-groupement Putz est le suivant : il n’y a pratiquement pas d’avant garde et de gros.
En tète, conduite par le Capitaine Florentin, la 4e Compagnie de chars légers du 501e suivie de la section la Bourdonnais, de la 27501e, de l’E.M. Bataillon et enfin de la 9e Compagnie, suivent ensuite les éléments de la C.A. et la section du Génie de l’Adjudant-Chef Cancel.
Le départ a lieu vers 8 heures.
La progression se poursuit sans incident. Arpajon, il où il y a des barricades, est contourné, Monthlery atteint.
Des renseignements permettent de supposer que nous allons nous heurter sous peu à des résistances sur la route principale. La progression se fait plus prudente : 152, Ballainvllliers, la Ville du Bois seraient sérieusement tenus.
A 2 kilomètres au Nord de Monthlery, des mines sont détruites à la mitrailleuse, une A.M. brûle. Nous apprenons bientôt par le 3e Bureau du Groupement que le Groupement Cantarel a atteint Longjumeau. Il faut l’y rejoindre au plus vite.
Au cours d’une phase de combat assez confuse, les éléments ennemis sont bousculés et Longjumeau atteint où l’on retrouve la 10e Compagnie.
Vers 10 heures trente, la colonne repart mais vers le croisement de notre axe avec la route Massy-Morangis, le combat est engagé plus sérieusement : des blindés de tète sont touchés.
L’ennemi à l’air de tenir sérieusement Massy et nous arrose d’obus qui tombent sur la route, semblant venir du Nord-Est.
Le Chef de Bataillon détache sur la gauche la section Garage de la 10e Compagnie pour réduire les résistances.
Engagée devant Massy, cette section qui sera engluée pendant au moins 5 heures, tombe sur du dur (3 ou 4 pièces anti-chars et des canons automatiques de 20). A plusieurs reprises, elle demande des soutiens, mais la pointe de la colonne continuant à progresser, il est difficile d’en distraire des éléments. Tour à tour, il est fait appel à des chars légers (ils s’embourberont et ne pourront manoeuvrer), à des chars moyens qui doivent reprendre la progression.
Le Caporal Corral, le Sergent Nedelec, le Sergent-Chef Destray tour à tour viennent signaler la situation périlleuse de leur unité.
Finalement, ils pourront décrocher grâce à l’intervention d’un tir d’une batterie d’artillerie et surtout d’un tir au mortier de la C.A. ainsi que grâce à l’intervention du Capitaine Sarazac avec le gros de la 10e Compagnie.
La section a fait environ 50 prisonniers, a tué à peu près autant d’ennemis et détruit deux armes anti-chars mais l’affaire a été chaude : la section a perdu 3 HT. sur 5 et a 15 blessés dont 13 évacués.
Pendant ce temps, la pointe du sous-groupement un moment stoppée au carrefour, a foncé vers Antony (le Colonel Warabiot atteint Wissous vers 14 heures).
A 7 ou 800 mètres de la voie ferrée, nous sommes à nouveau arrosés par des résistances qui tirent on ne sait d’où.
Bientôt, on s’aperçoit qu’il s’agit de mortiers parfaitement à l’abri dans la voie ferrée en déblai d’ailleurs ainsi que des canons qui tirent sur nous.
Le Chef de Bataillon Putz porte en avant la section Montoya (9e Compagnie) puis la section Cancel du Génie pour nettoyer le carrefour et le passage de la voie ferrée (celle-ci très encaissée) pendant que la section Campos file sur l’Est nettoyer les abords de l’axe, suivie bientôt de la section Elias avec des chars qui se glissent entre l’axe et Campos.
Section du Génie et section Montoya font bientôt sauter un bouchon aux abords de la voie ferrée quand un coup malheureux (mortier ?) tombe en plein sur l’axe : de nombreux civils venus pour nous acclamer se trouvent-là.
Il y a deux morts chez eux et de nombreux blessés chez nous dont le Sous-Lieutenant Montoya qui est remplacé par le Sergent-Chef Moreno, son adjoint.
Celui-ci, aux ordres du Capitaine de Witasse reçoit l’ordre de nettoyer la gauche de l’axe (action parallèle à celle menée à droite par les sections Elias et Campos).
Vers 16 heures, la voie ferrée est enfin déblayée.
Le Capitaine Dronne regroupe assez difficilement |a Compagnie et le sous-groupement fait un bond d’un kilomètre environ.
A la hauteur du groupe scolaire d’Antony où la route fait un très léger changement de direction à droite, la tête est stoppée par un très puissant antichar qui tire de la Croix de Berny dès que le moindre véhicule montre le nez.
Des éléments de la 9e Compagnie se rendent aux abords de l’axe pour effectuer un nettoyage qui s’avère indispensable : il y a des salopards partout.
Le Chef de Bataillon Putz voudrait faire progresser l’infanterie pour essayer de détruire l’antichar. Malheureusement, le Capitaine Dronne est parti vers Fresnes faire la liaison avec le Colonel Warabiot. La section Montoya (en réalité Moreno) est toujours à gauche et la 10e Compagnie a été terriblement étrillée. Quant à la 11e Compagnie, toujours aux ordres du Colonel Warabiot, elle se bagarre à Fresnes et il n’est pas question de faire appel à elle.
Le Capitaine Sarazac, mandé au P.C., promet de nous appuyer le plus vite qu’il pourra mais il a besoin de 2 heures; nous piétinons devant la Croix de Berny. Le Général arrive, envoie de nouveau des éléments de la 2e Compagnie de chars sur la gauche et donne mission au Capitaine Dronne et à ses deux sections de se glisser entre le Colonel Warabiot et le Commandant Putz pour essayer de gagner Paris. Cette mission nous ne la connaîtrons que plus tard, ce qui expliquera notre stupéfaction lorsque, vers 21 heures, le poste de radio de la 9e Compagnie émet à plusieurs reprises que le détachement Dronne – Sections Campos et Elias, section de Sher-man Michard du 501e (réduite à 3 chars) – est dans Paris à 20 heures 45 et se dirige vers l’Hôtel de Ville…
A la Croix de Berny, l’antichar finit par sauter (mortier, intervention de chars du Groupement Warabiot qui le prend de l’Est) vers 20 heures 30. Deux chars sont poussés à la crête à la hauteur du Parc de Sceaux mais l’un se fait moucher d’un coup de canon; d’après des renseignements, il y aurait deux Tigres en face de nous. A notre droite, le nettoyage de Fresnes est assez laborieux. La nuit approche. Il n’est pas question pour le détachement Putz de rentrer à Paris ce soir, la transversale T4 est atteinte mais pas T5, ce sera pour demain. Un bouchon est installé à la Croix de Berny : 10e Compagnie en avant – Compagnie du génie 13/3 à gauche – éléments de la C.A. plus la section de la 9e Compagnie (Moreno) à droite. A la nuit tombante, la Croix de Berny est soumise à de violentes rafales d’obus pendant plus d’une demi-heure mais sans mal. Tout le monde s’installe pour dormir.
Pendant cette journée, la 11e Compagnie a opéré avec la section d’obusiers Ettori à notre droite au profit du sous-groupement Warabiot, d’abord avec la section Hébert en tête. Dans l’après-midi, la 3e section (Lieutenant Bachy) appuyé par des chars a enlevé le carrefour de Fresnes où il y a de nombreux Allemands. L’objectif est enlevé mais il y a de la casse. La 11e Compagnie a eu 4 tués et 19 blessés dont plusieurs graves, en particulier le Capitaine Dupont. Elle a en outre perdu 1 jeep et 1 HT. incendié.
Vendredi 25 août.
L’itinéraire est modifié comme suit : Le sous-groupement Putz abandonne l’axe de la Porte d’Orléans qui sera repris à son compte par le G.T.D. et s’infiltrera dans Paris entre la Porte d’Orléans et la Porte d’Italie, sensiblement par l’itinéraire suivi la veille par le Capitaine Dronne.
Un bouchon, bien léger, est laissé à la Croix de Berny en attendant l’arrivée du G.T.D. (section Moreno).
Le mouvement est amorcé vers 8 heures et malgré l’obligation de rebrousser chemin sur 7 ou 800 mètres, il n’y a pas trop de pagaille.
A travers des itinéraires tortueux et guidés par un agent de police, nous passons par Bourg la Reine, Arcueil, Cachan, Gentilly et arrivons bientôt à la Glacière d’où nous nous dirigeons sur le Panthéon.
Le sous-groupement Putz a un dispositif assez bizarre dû à la difficulté de regrouper les unités au départ : l’artillerie s’est glissée juste derrière les chars légers; ils seront plus près s’il faut tirer.
Il fait un temps splendide et nous avançons au milieu d’une foule toujours plus dense qui nous acclame follement.
Vers 10 heures, une violente fusillade éclate rue St-Jacques.
Les coups de fusils tirés par les Allemands ou les miliciens sont partis des fenêtres et les mitrailleuses crépitent, à tort et à travers d’ailleurs, le Commandement ayant toutes les peines du monde à rétablir l’ordre et à faire cesser le feu.
Vers 11 heures, nous arrivons place St Michel où s’établit le P.C. du Bataillon et la section de Reconnaissance, la 10e Compagnie, s’installant Boulevard St Germain à l’Est, la 2e Compagnie du 501 e vers l’Odéon entre St Michel et St Germain. La C.A. tient l’intervalle entre la 1Qe et la Seine. Paris est loin d’être nettoyé, les Allemands sont retranchés un peu partout : au Luxembourg et au Sénat, à la République, aux Tuileries, à l’Hôtel Meurice (où est l’E.M. allemand).
Nous apprendrons bientôt que la 11e et la 9e Compagnies avec lesquelles nous avons perdu le contact sont, la première au Bassin des Tuileries, la seconde, Place de l’Hôtel de Ville.
Paris est en liesse, il fait un beau soleil et il y a du monde partout malgré la fusillade qui éclate de temps à autre car la guerre des toîts continue.
Vers midi la situation est la suivante : le Colonel Billotte a dépêché un émissaire au Général Commandant le Grand Paris pour lui porter un ultimatum de reddition. Il faut donc en attendre le résultat pendant que de petites opérations locales se déroulent par-ci par-là. …/…
Dans la soirée du 24, pour encourager la Résistance dans Paris, Leclerc envoie au-dessus de Paris un piper-cub de l’artillerie divisionnaire avec le capitaine Callet et le lieutenant Mantoux comme équipage. Ils ont mission de larguer dans la préfecture de police assiégée par les Allemands un message lesté : « Tenez bon. Nous arrivons, » Callet et Mantoux réussissent, en zigzaguant beaucoup pour éviter les tirs antiaériens, ils rentrent, les plans criblés d’impact.
Lire…
Tout au long de la journée, Leclerc s’impatiente au cours des assauts répétés contre les résistances allemandes successives. Il est mécontent de voir Billotte s’acharner contre la résistance de Croix-de-Bcrny au lieu de tenter de la déborder, conformément à ses ordres. Gribius, qui le suit, écrit :
Ainsi l’agace, depuis ce matin, l’emploi fâcheux de cette force blindée que Billotte a liée aux grands axes et aux carrefours, alors que, dans l’esprit de Leclerc, il ne s’agissait que d’indication de principe (…). Il se porte à la tête des premiers éléments de Billotte. Il sent qu’il faut faire quelque chose cette nuit même, car il pressent la menace qui pèse sur nos compatriotes, et ne veut pas que se ralentisse la cadence de la marche en avant.
Leclerc se porte au carrefour central d’Antony.
Il y trouve l’homme qu’il lui faut, Dronne, un vieux fidèle des premières heures, celles de Douala et Yaoundé, puis du Fezzan; un chef tout acquis à ses méthodes d’audace et d’infiltration.
Seul, la canne impatiente tapant le sol, il se précipite sur Dronne :
– Dronne, qu’est-ce que vous f… ez là ?
– Mon général, j’exécute l’ordre que j’ai reçu : me rabattre sur l’axe, au point où nous sommes.
– Il ne faut jamais exécuter les ordres idiots.
La phrase a été dite d’un ton incisif
– Tout de suite, mon général. Mais je n’ai que deux sections d’infanterie. Il me faudrait d’autres moyens.
– Prenez ce que vous trouvez. Faites vite. J’insiste :
– Si je comprends bien, mon général, j’évite les résistances, je ne m’occupe pas de ce que je laisse derrière moi.
– C’est cela, droit sur Paris, confirme le général, dont le visage s’éclaire. Passez par où vous voudrez, il faut entrer.
– Vous leur direz que la division tout entière sera demain matin dans Paris.
Dronne prend, outre deux sections de sa compagnie, une section de chars moyens réduite à trois chars (Mommirail, Champauben, Romilly) du lieutenant Michard (qui sera tué en janvier 1945 en Alsace) et une section du génie de l’adjudant-chef Cancel.
Guidé par un habitant d’Antony, Dronne se faufile vers Paris : Fresnes, L’Hay-les-Roses, Cachan, Arcueil, le Kremlin-Bicêtre, porte d’Italie [20 h 45).
Un autre guide prend la tête et le conduit vers l’Hôtel de Ville par les rues de la Vistule, Baudrîcourt, Nationale, Esquirol, le boulevard de l’Hôpital, le pont d’Austerlitz, les quais de la Râpée, Henri IV, des Célestins, de l’Hôtel-de-Ville.
A la grande horloge de l’Hôtel de Ville, il est 21 h 22.
Dronnc par la radio de son half-track de commandement rend compte : « Mission accomplie. Le détachement est à l’Hôtel de Ville. •
Dronne est accueilli par Georges Bidault. Il répond que le *président de Gaulle sera là demain ».
(Carnets de route d’un Croisé de la France Libre)
Cette satanée radio
Je suis le mouvement en jeep, avec le half-track de commandement sur les talons.
L’aspirant Bacave m’appelle ; la radio transmet un ordre surprenant, qui me fait bouillonner de colère : celui de rabattre le détachement sur l’axe, sur la grand-route, à environ 600 mètres au sud de la Croix-de-Berny.
Ce carrefour est soi-disant fortement tenu. Il flanque à l’ouest la résistance solide et organisée de la prison de Fresnes.
Je fais la sourde oreille, je fais comme si je n’entendais pas.
L’ordre est répété, une fois, deux fois, formel, impératif : se rabattre sur l’axe à 600 mètres environ au sud de la Croix-de-Berny.
Je fais répondre qu’il n’y a rien devant nous, que la route de Paris est ouverte.
L’ordre est confirmé. J’insiste encore. L’ordre est répété, avec exécution immédiate. La discipline faisant la force principale des armées, adage bien connu, je me résouds enfin, le cœur gros et débordant de rage, à exécuter l’ordre insolite.
Cet ordre est stupide, j’en suis convaincu. Le groupement est rivé à son axe, il se laisse arrêter par les résistances, il s’agglutine devant les points forts de l’adversaire comme des moucherons qui se laissent attirer le soir par une lampe, ïl faudrait au contraire éviter de se laisser fixer, manœuvrer, déborder, utiliser au maximum nos atouts majeurs, qui sont la mobilité et la vitesse.
La folle kermesse
Sur la grand-route, l’action est contrariée par un autre phénomène, un phénomène extraordinaire dans lequel nous nous débattons depuis le matin : la foule, une foule immense envahît trottoirs et chaussées, entoure les voitures, les arrête, les submerge, embrasse les équipages, leur distribue victuailles et bouteilles mises précieusement de côté. …/…
De mauvaise grâce, mon détachement, qui avait déjà débordé Fresnes, a fait demi-tour. En exécution de l’ordre reçu, nous parvenons au point de destination fixé, sur l’axe, où le gros de la colonne est empêtré.
L’ordre du général Lederc.
Je tombe pile sur le général Leclerc. Il est arrêté sur le bord du trottoir, seul, appuyé sur sa canne. Il est manifestement impatient et mécontent.
— Dronne, qu’est-ce que vous f… là ? me lance-t-il.
— Mon général, j’exécute l’ordre que j’ai reçu : me rabattre sur l’axe, au point où nous sommes.
En quelques mots rapides, je lui rends compte d’où nous venons, l’impression que nous avions qu’il n’y avait rien devant nous, du moins pas de résistances sérieuses-— Il ne faut jamais exécuter les ordres idiots.
La phrase a été dite d’un ton incisif. Quelques secondes après, le général me saisit par le bras : « Dronne, filez droit sur Paris, entrez dans Paris, » II pointe sa canne dans la direction de la capitale :
— Tout de suite, mon général, répondis-je. Mais je n’ai que deux sections d’infanterie, il me faudrait d’autres moyens.
— Prenez ce que vous trouverez. Faites vite. J’insiste :
— Si je comprends bien, mon général, j’évite les résistances, je ne m’occupe pas de ce que je laisse derrière moi.
— C’est cela, droit sur Paris, confirme le général, dont le visage s’éclaire. Passez par où vous voudrez. Il faut entrer. Vous leur direz que la division toute entière sera demain matin dans Paris,
Inutile de faire préciser l’objectif. L’objectif n’est pas militaire.
Dans l’esprit du général, c’est clair, c’est évident, l’objectif est psychologique, il s’agit de remonter le moral de la résistance et de la population soulevée ; elles attendent impatiemment l’entrée des troupes alliées ; chaque heure qui passe attise leur inquiétude et leur angoisse ; si nous tardions, elles risqueraient des représailles terribles. Il s’agit de leur donner courage par une présence, fut-elle symbolique. Il s’agit de leur montrer, de leur prouver que la division arrive, qu’elle sera demain matin dans Paris.
Il est exactement 19 h 30.
Constitution du détachement
J’ai sous la main les deux tiers de la « Nueve » : les 2e et 3e sections du sous-lieutenant Elias et de l’adjudant-chef Campos, le half-track de commandement et le half-track de dépannage. La 11e section est trop engagée à la Croix-de-Berny pour que je puisse la récupérer.
Elle n’a pas encore liquidé le canon de 88.
J’annexe immédiatement ce qui est à portée : une section de chars moyenne Sherman et une section du génie sur half-tracks.
La section de chars est la 1ere de la 2e compagnie du 501e (capitaine de Witasse),
Elle est commandée par le lieutenant Miehard, jeune séminariste des Missions étrangères de Paris, ancien de la France Libre, un garçon ouvert et dynamique. Elle est réduite à trois chars qui portent des noms de batailles livrées par Napoléon lors de la campagne de France de 1814 : Romilty. Montmirail et Champaubert sont effectivement des batailles gagnées par Napoléon.
Mais Romilly ? Pourquoi Romilly ? Personne n’a pu me donner l’explication. Mais passons.
La section Michard s’est appauvrie de deux chars au cours de la longue étape d’hier : l’un a déchenillé, l’autre est tombé en panne de moteur.
Le lieutenant Michard tombera en janvier 1945, en Alsace, mortellement frappé par une balle en pleine tête tirée par un sniper caché dans une maison derrière des volets fermés. Il était un des meilleurs parmi les meilleurs.
La section du génie est commandée par l’adjudant-chef Gérard Cancel.
Nous nous faufilons à travers la banlieue.
La petite colonne démarre à 20 heures.
Un habitant d’Antony, qui connaît bien la région et ses réseaux complexes de rues, M- Georges Chevallier, s’est proposé pour nous servir de guide. II monte dans le half-trak de commandement.
Nous traversons Fresnes. Les éléments du sous-groupement Warabiot nous regardent passer avec envie.
Après Fresnes, nous nous faufilons à travers l’Hay-Ies-Roses, Cachan, Arcueil, Kremlin-Bicêtre, par de petites rues, là où nous sentons et où on nous dit que la voie est libre.
Dans le jour qui décline, sur tout le parcours, la population nous fait une ovation extraordinaire.
Certaines rues sont obstruées par des abattis de gros arbres. La foule se précipite devant la colonne et les enlève pour que nous puissions passer : les gens, par grappes, soulèvent les arbres comme des fourmis emportent des brins d’herbes, et les font basculer sur les bas-côtés. Le spectacle est hallucinant.
Nous n’avons pas rencontré de résistances, A vrai dire, nous nous sommes appliqués à les éviter et à les contourner, II paraît que nous avons essuyé quelques coups de feu. Nous n’y avons pas prêté attention, nous ne les avons même pas entendus dans le vacarme des moteurs déchaînés.
Nous avons défilé à toute vitesse au large du fort de Bicêtre, d’où nous pouvions craindre d’être canonnés, ilne s’est rien passé,
A la porte d’Italie
20 h 45 ; nous arrivons à la porte d’Italie, Ma jeep bondit en tête.
Une foule dense s’agite sur la place. Quand notre colonne surgît, des cris fusent : « Les Boches ! les Chleus ! » la foule se disperse et s’enfuit vers les rues de Paris, en face de nous. La place s’est subitement vidée.
D’autres cris éclatent : « Les Américains ! ce sont les Américains ! » La foule revient, submerge la place, nous entourne.
Et, subitement, la nouvelle vole dans des cris immenses : « Les Français, ce sont les Français ! » C’est le délire.
Une Alsacienne en costume d’apparat, avec sa belle coiffe aux ailes largement déployées, sort de la foule et saute sur le capot de la jeep, exactement sur le pare-brise engaîné et replié sur le capot- Du coup, la glace du pare-brise gémit et se brise.
Nous sommes entourés, pressés, submergés par une mer humaine.
Nous vivons des minutes enivrantes, extraordinaires. Mais nous ne devons pas nous attarder.
Notre mission est de filer le plus vite possible au cœur de Paris. Notre modeste colonne ne pèse pas lourd sur le plan militaire. Mais elle pèse bien lourd sur le plan moral. Il s’agit de pénétrer jusqu’au centre, de prendre contact avec l’état-major de Paris insurgé ; il s’agit de « regonfler » la population et la résistance, qui lancent des appels répétés et angoissés.
Ma mission ; je ne pense pas à autre chose. Ma volonté est totalement, uniquement tendue vers ce but. Je fais abstraction de tout le reste.
Où aller ? Tout de suite, je choisis L’objectif : ce sera l’Hôtel de Ville, parce que, depuis un lointain passé, l’Hôtel de Ville est le symbole des libertés parisiennes, le cœur palpitant de toutes les insurrections.
Par où aller ? Il s’agit d’éviter les résistances, de choisir un itinéraire libre, un itinéraire qui ne soit pas seulement vide d’Allemands, mais qui soit aussi vide de barricades, que les insurgés ont élevées ça et là dans Paris pour empêcher camions et chars ennemis de circuler.
J’interroge les gens autour de moi. Les réponses et les avis fusent de tous côtés, imprécis, contradictoires.
Un homme se présente- II tient à la main une étrange petite motocyclette ; on jurerait qu’elle est sortie tout droit d’un dessin de Dubout il se propose de nous guider, je lui demande : « Vous connaissez un itinéraire dépourvu de résistances allemandes et sans barricades, par lequel nous pouvons atteindre rapidement l’Hôtel de Ville ?» Il répond affirmativement.
Autour de nous, des hommes, certains avec des brassards F.F.I., contestent, crient que ce n’est pas vrai.
D’une voix puissante, qui domine le tumulte, il lance : « Taisez-vous, je le sais, j’en viens. »
Je lui fais signe, il saute sur sa motocyclette et démarre, Nous le suivons. L’Alsacienne est toujours sur le capot de la
jeep.
Notre guide est un Arménien. Il s’appelle Lorenian Dikran.
Décidément, c’est la journée des Arméniens. Le nouvel engagé tué ce matin, Hernozian, était arménien, Pirlian Krikor, mon ordonnance et garde du corps, est lui aussi arménien.
La petite colonne s’engage dans l’avenue d’Italie, bifurque par la rue de la Vistule, se lance dans la rue Baudricourt, tourne dans la rue Nationale, continue par la rue Esquirol et rejoint le boulevard de l’Hôpital.
Pour la plupart, les rues sont vides. Là où il y a des gens, ils détalent à toute vitesse quand ils nous entendent arriver ; ils nous prennent pour des Allemands. Parfois, ils entendent le guide qui nous précède crier ; « Les Français, ce sont les Français. » Alors, ils se précipitent et hurlent de joie.
J’ai à peine le temps de les entrevoir : la jeep suit le motocycliste et précède un char et un half-track.
Je ne vois que le guide et le trou de la rue, je n’entends que le bruit des moteurs. Nous filons à toute vitesse. Avons-nous essuyé des coups de feu ? Je n’en sais rien. S’il y en a eu, nous ne les avons pas entendus.
Nous franchissons la Seine au pont d’Austerlitz et glissons le long des quais de la rive droite : quai de la Râpée, quai Henri IV, quai des Célestins, quai de l’Hôtel de Ville.
Sur la place de l’Hôtel de ville
Nous nous arrêtons devant l’Hôtel de Ville.
Je regarde la grande horloge : il est exactement 21 h 22. il fait encore jour, la nuit commence juste à tomber.
Car Paris vit à l’heure allemande.
L’Alsacienne en costume régional descend posément du capot de la jeep.
Elle reste un moment debout au milieu de la place, comme un symbole.
J’apprendrai plus tard qu’elle est une Strasbourgeoise authentique et qu’elle s’appelle Jeanne Borchert.