Jeudi 24 août 1944
Dans la soirée du 24, pour encourager la Résistance dans Paris, Leclerc envoie au-dessus de Paris un piper-cub de l’artillerie divisionnaire avec le capitaine Callet et le lieutenant Mantoux comme équipage. Ils ont mission de larguer dans la préfecture de police assiégée par les Allemands un message lesté : « Tenez bon. Nous arrivons, » Callet et Mantoux réussissent, en zigzaguant beaucoup pour éviter les tirs antiaériens, ils rentrent, les plans criblés d’impact.
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Tout au long de la journée, Leclerc s’impatiente au cours des assauts répétés contre les résistances allemandes successives. Il est mécontent de voir Billotte s’acharner contre la résistance de Croix-de-Bcrny au lieu de tenter de la déborder, conformément à ses ordres. Gribius, qui le suit, écrit :
Ainsi l’agace, depuis ce matin, l’emploi fâcheux de cette force blindée que Billotte a liée aux grands axes et aux carrefours, alors que, dans l’esprit de Leclerc, il ne s’agissait que d’indication de principe (…). Il se porte à la tête des premiers éléments de Billotte. Il sent qu’il faut faire quelque chose cette nuit même, car il pressent la menace qui pèse sur nos compatriotes, et ne veut pas que se ralentisse la cadence de la marche en avant.
Leclerc se porte au carrefour central d’Antony.
Il y trouve l’homme qu’il lui faut, Dronne, un vieux fidèle des premières heures, celles de Douala et Yaoundé, puis du Fezzan; un chef tout acquis à ses méthodes d’audace et d’infiltration.
Seul, la canne impatiente tapant le sol, il se précipite sur Dronne ‘ :
– Dronne, qu’est-ce que vous f… ez là ?
– Mon général, j’exécute l’ordre que j’ai reçu : me rabattre sur l’axe, au point où nous sommes.
– Il ne faut jamais exécuter les ordres idiots.
La phrase a été dite d’un ton incisif
– Tout de suite, mon général. Mais je n’ai que deux sections d’infanterie. Il me faudrait d’autres moyens.
– Prenez ce que vous trouvez. Faites vite. J’insiste :
– Si je comprends bien, mon général, j’évite les résistances, je ne m’occupe pas de ce que je laisse derrière moi.
– C’est cela, droit sur Paris, confirme le général, dont le visage s’éclaire. Passez par où vous voudrez, il faut entrer.
– Vous leur direz que la division tout entière sera demain matin dans Paris.
Dronne prend, outre deux sections de sa compagnie, une section de chars moyens réduite à trois chars (Mommirail, Champauben, Romilly) du lieutenant Michard (qui sera tué en janvier 1945 en Alsace) et une section du génie de l’adjudant-chef Cancel.
Guidé par un habitant d’Antony, Dronne se faufile vers Paris : Fresnes, L’Hay-les-Roses, Cachan, Arcueil, le Kremlin-Bicêtre, porte d’Italie [20 h 45).
Un autre guide prend la tête et le conduit vers l’Hôtel de Ville par les rues de la Vistule, Baudrîcourt, Nationale, Esquirol, le boulevard de l’Hôpital, le pont d’Austerlitz, les quais de la Râpée, Henri IV, des Célestins, de l’Hôtel-de-Ville.
A la grande horloge de l’Hôtel de Ville, il est 21 h 22.
Dronnc par la radio de son half-track de commandement rend compte : « Mission accomplie. Le détachement est à l’Hôtel de Ville. •
Dronne est accueilli par Georges Bidault. Il répond que le *président de Gaulle sera là demain ».
(Carnets de route d’un Croisé de la France Libre)
Cette satanée radio
Je suis le mouvement en jeep, avec le half-track de commandement sur les talons.
L’aspirant Bacave m’appelle ; la radio transmet un ordre surprenant, qui me fait bouillonner de colère : celui de rabattre le détachement sur l’axe, sur la grand-route, à environ 600 mètres au sud de la Croix-de-Berny.
Ce carrefour est soi-disant fortement tenu. Il flanque à l’ouest la résistance solide et organisée de la prison de Fresnes.
Je fais la sourde oreille, je fais comme si je n’entendais pas.
L’ordre est répété, une fois, deux fois, formel, impératif : se rabattre sur l’axe à 600 mètres environ au sud de la Croix-de-Berny.
Je fais répondre qu’il n’y a rien devant nous, que la route de Paris est ouverte.
L’ordre est confirmé. J’insiste encore. L’ordre est répété, avec exécution immédiate. La discipline faisant la force principale des armées, adage bien connu, je me résouds enfin, le cœur gros et débordant de rage, à exécuter l’ordre insolite.
Cet ordre est stupide, j’en suis convaincu. Le groupement est rivé à son axe, il se laisse arrêter par les résistances, il s’agglutine devant les points forts de l’adversaire comme des moucherons qui se laissent attirer le soir par une lampe, ïl faudrait au contraire éviter de se laisser fixer, manœuvrer, déborder, utiliser au maximum nos atouts majeurs, qui sont la mobilité et la vitesse.
La folle kermesse
Sur la grand-route, l’action est contrariée par un autre phénomène, un phénomène extraordinaire dans lequel nous nous débattons depuis le matin : la foule, une foule immense envahît trottoirs et chaussées, entoure les voitures, les arrête, les submerge, embrasse les équipages, leur distribue victuailles et bouteilles mises précieusement de côté. …/…
De mauvaise grâce, mon détachement, qui avait déjà débordé Fresnes, a fait demi-tour. En exécution de l’ordre reçu, nous parvenons au point de destination fixé, sur l’axe, où le gros de la colonne est empêtré.
L’ordre du général Lederc.
Je tombe pile sur le général Leclerc. Il est arrêté sur le bord du trottoir, seul, appuyé sur sa canne. Il est manifestement impatient et mécontent.
— Dronne, qu’est-ce que vous f… là ? me lance-t-il.
— Mon général, j’exécute l’ordre que j’ai reçu : me rabattre sur l’axe, au point où nous sommes.
En quelques mots rapides, je lui rends compte d’où nous venons, l’impression que nous avions qu’il n’y avait rien devant nous, du moins pas de résistances sérieuses-— Il ne faut jamais exécuter les ordres idiots.
La phrase a été dite d’un ton incisif. Quelques secondes après, le général me saisit par le bras : « Dronne, filez droit sur Paris, entrez dans Paris, » II pointe sa canne dans la direction de la capitale :
— Tout de suite, mon général, répondis-je. Mais je n’ai que deux sections d’infanterie, il me faudrait d’autres moyens.
— Prenez ce que vous trouverez. Faites vite. J’insiste :
— Si je comprends bien, mon général, j’évite les résistances, je ne m’occupe pas de ce que je laisse derrière moi.
— C’est cela, droit sur Paris, confirme le général, dont le visage s’éclaire. Passez par où vous voudrez. Il faut entrer. Vous leur direz que la division toute entière sera demain matin dans Paris,
Inutile de faire préciser l’objectif. L’objectif n’est pas militaire. Dans l’esprit du général, c’est clair, c’est évident, l’objectif est psychologique, il s’agit de remonter le moral de la résistance et de la population soulevée ; elles attendent impatiemment l’entrée des troupes alliées ; chaque heure qui passe attise leur inquiétude et leur angoisse ; si nous tardions, elles risqueraient des représailles terribles. Il s’agit de leur donner courage par une présence, fut-elle symbolique. Il s’agit de leur montrer, de leur prouver que la division arrive, qu’elle sera demain matin dans Paris.
Il est exactement 19 h 30.
Constitution du détachement
J’ai sous la main les deux tiers de la « Nueve » : les 2e et 3e sections du sous-lieutenant Elias et de l’adjudant-chef Campos, le half-track de commandement et le half-track de dépannage. La 11e section est trop engagée à la Croix-de-Berny pour que je puisse la récupérer.
Elle n’a pas encore liquidé le canon de 88.
J’annexe immédiatement ce qui est à portée : une section de chars moyenne Sherman et une section du génie sur half-tracks.
La section de chars est la 1ere de la 2e compagnie du 501e (capitaine de Witasse),
Elle est commandée par le lieutenant Miehard, jeune séminariste des Missions étrangères de Paris, ancien de la France Libre, un garçon ouvert et dynamique. Elle est réduite à trois chars qui portent des noms de batailles livrées par Napoléon lors de la campagne de France de 1814 : Montinirail, Chatnpaubert, Romilty. Montmirail et Champaubert sont effectivement des batailles gagnées par Napoléon. Mais Romilly ? Pourquoi Romilly ? Personne n’a pu me donner l’explication. Mais passons. La section Michard s’est appauvrie de deux chars au cours de la longue étape d’hier : l’un a déchenillé, l’autre est tombé en panne de moteur.
Le lieutenant Michard tombera en janvier 1945, en Alsace, mortellement frappé par une balle en pleine tête tirée par un sniper caché dans une maison derrière des volets fermés. Il était un des meilleurs parmi les meilleurs.
La section du génie est commandée par l’adjudant-chef Gérard Cancel.
Nous nous faufilons à travers la banlieue.
La petite colonne démarre à 20 heures. Un habitant d’Antony, qui connaît bien la région et ses réseaux complexes de rues, M- Georges Chevallier, s’est proposé pour nous servir de guide. II monte dans le half-trak de commandement.
Nous traversons Fresnes. Les éléments du sous-groupement Warabiot nous regardent passer avec envie.
Après Fresnes, nous nous faufilons à travers l’Hay-Ies-Roses, Cachan,, Arcueil, Kremlin-Bicêtre, par de petites rues, là où nous sentons et où on nous dit que la voie est libre. Dans le jour qui décline, sur tout le parcours, la population nous fait une ovation extraordinaire. Certaines rues sont obstruées par des abattis de gros arbres. La foule se précipite devant la colonne et les enlève pour que nous puissions passer : les gens, par grappes, soulèvent les arbres comme des fourmis emportent des brins d’herbes, et les font basculer sur les bas-côtés. Le spectacle est hallucinant.
Nous n’avons pas rencontré de résistances, A vrai dire, nous nous sommes appliqués à les éviter et à les contourner, II paraît que nous avons essuyé quelques coups de feu. Nous n’y avons pas prêté attention, nous ne les avons même pas entendus dans le vacarme des moteurs déchaînés.
Nous avons défilé à toute vitesse au large du fort de Bicêtre, d’où nous pouvions craindre d’être canonnés, ilne s’est rien passé,
A la porte d’Italie
20 h 45 ; nous arrivons à la porte d’Italie, Ma jeep bondit en tête.
Une foule dense s’agite sur la place. Quand notre colonne surgît, des cris fusent : « Les Boches ! les Chleus ! » la foule se disperse et s’enfuit vers les rues de Paris, en face de nous. La place s’est subitement vidée.
D’autres cris éclatent : « Les Américains ! ce sont les Américains ! » La foule revient, submerge la place, nous entourne. Et, subitement, la nouvelle vole dans des cris immenses : « Les Français, ce sont les Français ! » C’est le délire.
Une Alsacienne en costume d’apparat, avec sa belle coiffe aux ailes largement déployées, sort de la foule et saute sur le capot de la jeep, exactement sur le pare-brise engaîné et replié sur le capot- Du coup, la glace du pare-brise gémit et se brise.
Nous sommes entourés, pressés, submergés par une mer humaine.
Nous vivons des minutes enivrantes, extraordinaires. Mais nous ne devons pas nous attarder. Notre mission est de filer le plus vite possible au cœur de Paris. Notre modeste colonne ne pèse pas lourd sur le plan militaire. Mais elle pèse bien lourd sur le plan moral. Il s’agit de pénétrer jusqu’au centre, de prendre contact avec l’état-major de Paris insurgé ; il s’agit de « regonfler » la population et la résistance, qui lancent des appels répétés et angoissés.
Ma mission ; je ne pense pas à autre chose. Ma volonté est totalement, uniquement tendue vers ce but. Je fais abstraction de tout le reste.
Où aller ? Tout de suite, je choisis L’objectif : ce sera l’Hôtel de Ville, parce que, depuis un lointain passé, l’Hôtel de Ville est le symbole des libertés parisiennes, le cœur palpitant de toutes les insurrections.
Par où aller ? Il s’agit d’éviter les résistances, de choisir un itinéraire libre, un itinéraire qui ne soit pas seulement vide d’Allemands, mais qui soit aussi vide de barricades, que les insurgés ont élevées ça et là dans Paris pour empêcher camions et chars ennemis de circuler.
J’interroge les gens autour de moi. Les réponses et les avis fusent de tous côtés, imprécis, contradictoires.
Un homme se présente- II tient à la main une étrange petite motocyclette ; on jurerait qu’elle est sortie tout droit d’un dessin de Dubout il se propose de nous guider, je lui demande : « Vous connaissez un itinéraire dépourvu de résistances allemandes et sans barricades, par lequel nous pouvons atteindre rapidement l’Hôtel de Ville ?» Il répond affirmativement. Autour de nous, des hommes, certains avec des brassards F.F.I., contestent, crient que ce n’est pas vrai.
D’une voix puissante, qui domine le tumulte, il lance : « Taisez-vous, je le sais, j’en viens. »
Je lui fais signe, il saute sur sa motocyclette et démarre, Nous le suivons. L’Alsacienne est toujours sur le capot de la
jeep.
Notre guide est un Arménien. Il s’appelle Lorenian Dikran. Décidément, c’est la journée des Arméniens. Le nouvel engagé tué ce matin, Hernozian, était arménien, Pirlian Krikor, mon ordonnance et garde du corps, est lui aussi arménien.
La petite colonne s’engage dans l’avenue d’Italie, bifurque par la rue de la Vistule, se lance dans la rue Baudrïcourt, tourne dans la rue Nationale, continue par la rue Esquirol et rejoint le boulevard de l’Hôpital Pour la plupart, les rues sont vides. Là où il y a des gens, ils détalent à toute vitesse quand ils nous entendent arriver ; ils nous prennent pour des Allemands. Parfois, ils entendent le guide qui nous précède crier ; « Les Français, ce sont les Français. » Alors, ils se précipitent et hurlent de joie. J’ai à peine le temps de les entrevoir : la jeep suit le motocycliste et précède un char et un half-track. Je ne vois que le guide et le trou de la rue, je n’entends que le bruit des moteurs. Nous filons à toute vitesse. Avons-nous essuyé des coups de feu ? Je n’en sais rien. S’il y en a eu, nous ne les avons pas entendus.
Nous franchissons la Seine au pont d’Austerlitz et glissons le long des quais de la rive droite : quai de la Râpée, quai Henri IV, quai des Célestins, quaî de l’Hôtel de Ville.
Sur la place de l’Hôtel de ville
Nous nous arrêtons devant l’Hôtel de Ville.
Je regarde la grande horloge : il est exactement 21 h 22. il fait encore jour, la nuit commence juste à tomber.
Car Paris vit à l’heure allemande.
L’Alsacienne en costume régional descend posément du capot de la jeep. Elle reste un moment debout au milieu de la place, comme un symbole.
J’apprendrai plus tard qu’elle est une 5trasbourgcoise authentique et qu’elle s’appelle Jeanne Borchert.