Témoignage de Raymond DRONNE
Commandant – 9ème Compagnie – ( La Nueve) – III/RMT
( Extrait de » Carnets de route d’un croisé de la France Libre »)
ENFIN, LA FRANCE
3 août : nous ne pouvons pas débarquer,
— Qu’est-ce qu’on fout ici ! On va prendre racine !
— A la playa, scandent des Espagnols,
« A la playa », c’est-à-dire à la plage. La plage, ce n’est pas celle qui est là, devant nous, à quelques centaines de mètres, « A la playa », c’est à la fois un cri de colère, une invective et un mauvais souvenir. Quand les républicains espagnols refluèrent sur la France, ils furent internés dans des camps improvisés, en bordure de mer. Les feuillées étaient creusées sur la plage ; et elles étaient particulièrement nauséabondes, « A la playa » ne peut guère se traduireque par « aux chiottes ». Dans tout les sens de l’expression.
Les hommes sont impatients. Ils s’énervent. II y a de quoi.
Sur le pont, quelques Espagnols chantonnent la Cucaracha (le cafard, prononcez « koukaratcha ») :
La cucaracha, la cucaracha
Ya no puede caminar (déjà ne peut pas marcher)
Por que no tiene
Par que no tiene (parce qu’elle n’a pas)
Marijuana que fumar (de marijuana à fumer.)
Il s’agit d’un vieux chant des troupes mexicaines à l’époque de la malheureuse expédition de Napoléon III.
Les premiers éléments du III/R.M.T. et le P.C. du bataillon ont débarqué dans la nuit du 31 juillet au 1er août
Devant nos yeux, à la fois défi et tentation, à quelques encablures, la plage de la Madeleine ; plus loin, à l’intérieur des terres, Sainte-Mère-l’Eglise, dont le nom est devenu familier depuis qu’il a été si souvent mentionné dans les communiqués.
Nous sommes entassés sur un Liberty Ship, un de ces bateaux que les Américains ont fabriqué en séries, comme de vulgaires automobiles. Et notre Liberty est à l’ancre au milieu d’un troupeau de bateaux immobiles. Dans le ciel, des avions assurent une couverture aérienne permanente. Le * port » (puisqu’il est convenu d’appeler port cette installation de guerre) constituerait en effet une cible magnifique pour l’aviation allemande si elle pouvait y parvenir.
La mer est trop agitée pour permettre aux opérations de débarquement de se dérouler normalement. Hier matin, elles ont été tentées et il a fallu les suspendre. Les chalands dansaient sur les flancs de notre bateau, ce qui rendait le transbordement des véhicules difficile et périlleux. Deux half-tracks ont pu être déchargés sur un chaland ; ils ont failli basculer dans la mer ; l’un a été posé fort brutalement au moment où les vagues soulevaient la barge de débarquement,
A vrai dire, les équipages américains manquent de métier, ils ont été formés à la hâte, cela se voit. Mais ils sont extrêmement appliqués et consciencieux ; ils exécutent scrupuleusement les consignes qui leur ont été données et les méthodes qui leur ont été enseignées.
Cette attente finit par nous décevoir et par nous irriter. Les vieux briscards sont plus philosophes que les jeunes. Ils savent par expérience que la guerre est une affaire de longues attentes et de patience.
Les Français Libres du début, ceux qui ont rallié en 1940 au cœur de l’Afrique comme ceux qui, partis de France, ont réussi à rejoindre l’Angleterre, vont enfin, après quatre années d’exil et de luttes, réaliser le rêve que les gens réputés sérieux estimaient irréalisables après la défaite de 1940 et l’invasion : ils vont débarquer sur le sol français pour participer à sa délivrance avec les armées alliées.
4 août : enfin nous débarquons
Enfin, 8 heures, les opérations de débarquement commencent, Elles se déroulent lentement, avec difficultés. Les marins américains font preuve de beaucoup d’attention ; leur bonne volonté arrive à compenser leur inexpérience. Les lourds half-tracks sont transbordés du bateau sur les chalands ; ils oscillent et tournoient pesamment au bout des grues ; ils se dandinent comme de gros hannetons suspendus à un fil,
A 9 h 30, la première barge, chargée de 2 canons antichars, de 7 half-tracks et de leurs équipages, s’éloigne des flancs du bateau. Une seconde s’en va un peu plus tard avec 5 voitures et le capitaine.
13 h 20 exactement : la minute tant attendue et tant espérée depuis quatre ans ; je foule le sol de France, sur la grève proche de La Madeleine. Bien sûr Je suis ému, j’éprouve un serrement de cœur, les paupières s’humectent légèrement. Je touche le sable du bout des doigts- C’est tout et c’est beaucoup. Les manifestations ostentatoires, par exemple celle qui consiste à se jeter à plat-ventre pour embrasser la terre natale, n’existent que dans les romans et les pièces de théâtre.
Les participants ont plus de réserve et de pudeur.
L' ANGLETERRE
Témoignage de Paul BOUTET
Chef de Peloton – 4ème escadron – 12e R.C.A.
( Extrait de » 2e Guerre Mondiale Magasine » n° 77 )
L’Angleterre
Les Gallois sont très gentils avec nous. Il faut déjà repartir. Avec la pluie, nous rejoignons Cardiff par la route.
La, rassemblement par grandes unités et c’est le grand vovage vers Birmingham, Sheffield. leYorkshire et Hull où nous faisons un court séjour dans un camp. Enfin, me dernière étape sous la pluie, nous arrivons au camp de Ve>t Lutton. an pied des Hauts de Hurlevent. Notre cantonnement est fin prêt a nous recevoir. Marabouts bien alignés, je partage le Leseigneur qui est le sous-officier adjoint du Peloton. Nous nousCOHUB-sons depuis l’AOF. Inséparables, on nous appelle les « jumeaux ». vie au quotidien est partagée entre les manœuvres avec les divisions voisines US, écossaise, canadienne et polonaise, et l’Instruction technique. Eloignés de tout centre urbain, nous sommes invités le week-end par des municipalités ou des particuliers. Les maires demandent à recevoir un équipage, nous communiquons les noms et grades. C’est ainsi que nous avons assisté au quiproquo suivant : l’équipage composé d’un maréchal des logis chef, d’un brigadier-chef et de trois hommes, débarque du train en gare de eathensea. Il est accueilli en grande pompe par le maire, la fanfare de la Home Guard. etc. Nous trouvant bien jeunes, ils demandent à l’interprète de nous taire préciser nos grades, ce qui a le don de déclencher une hilarité générale. Us nous prenaient pour de; officiers généraux. On nous escorte i*à la SaDe des Fêtes où les habitant rassembles. Accueillis par une Marseillaise, nous avons du mal à cacher notre émotion et écrasons discrètement une larme. La vie est très difficile pour la population et nous apprécions leurs efforts pour nous recevoir le mieux possible en période de restrictions.
En dehors de ces invitations, nous restons dans le périmètre du camp. Il y a un examen, pour l’obtention du brevet de Chef de Peloton, que je passe avec succès. L’ordinaire est très soigné et copieux. Nos chefs nous laissent à nos occupations. Nous avons tous trafique les écouteurs radio du char avec une épingle et un morceau de galène ; nous entendons la BBC le soir. C’est par cette voie que nous apprendrons le débarquement en Normandie et aussi par l’augmentation de la circulation aérienne.
Nous aurions tous voulu faire partie des troupes d’assaut, mais notre tour viendra.
Débarquement en Normandie
Depuis la mi-juillet 1944, nous sommes sur le point de départ. Les équipages sont fin prêts et piaffent d’impatience. Fin juillet, l’ordre du départ est donné. Nous allons rejoindre par la route notre port d’embarquement, soit cinq cents kilomètres en deux étapes.
L’Angleterre ressemble à une fourmilière et il faut une sévère organisation pour discipliner les unités, respecter les horaires pour qu’il n’y ait ni bouchons, ni accidents. Chaque colonne est guidée par des motards qui doivent éviter tout contact avec la population civile. Dès qu’un véhicule s’arrête, il est aussitôt gardé puis escorté jusqu’au point d’étape — Leiscester. C’est un camp entouré de barbelés, pas question de sortir. Le foyer du soldat distribue boissons et objets de première nécessité, une infirmière soigne les yeux et les visages des équipages brûlés par les vapeurs du gasoil. Repas nocturne, lèvera l’aurore, solide breakfast, plus que deux cents kilomètres pour rejoindre Southampton et de là Portsmouth. Ravitaillement, entretien des armes (nettoyage des tubes), la mer n’est plus très loin. Une bonne nuit de repos et ultime inspection des chars. L’escadron est dirigé vers le môle qui lui est assigné où l’attend le L.S.T. 211 avec lequel nous allons traverser le Channel. Une musique militaire US joue des airs entraînants mais nous n’avons pas besoin d’elle pour attiser notre impatience. Les 17 chars rentrent en marche arrière et sont aussitôt calés. Dès que le dernier véhicule est entré, l’officierTQM (Transport Quartcr Master) donne le départ. Les portières se referment et notre L.S.T. se dirige vers la sortie de la rade avec son ballon captif qui lui sert de D.C.A.. Il y retrouve d’autres bâtiments frères. Le grand départ a lieu dans la nuit et chacun essaie de dormir sans trop y parvenir. Nous avons cherché à distinguer une ligne sombre qui devrait être la France. Nuit inoubliable et émouvante. Il plane un grand silence ; chacun se sentant concerné par les événements à venir. Puis avant l’aube, au milieu d’un rassemblement de bateaux et de docks flottants, notre LST est venu s’échouer sur le sable fin de la côte du Cotentin, face à Sainte Marie du Mont, vomissant tous ses véhicules en moins d’une heure ; après tant d’années d’attente et d’espérance, nous étions chez nous. Aussitôt pris par la main et guidés vers notre point de rassemblement réservé, pas un à coup, pas un cri. Nous commençons à avoir du respect pour l’organisation américaine. En fait cette organisation pense et agit pour nous en prévoyant tous les horaires de déplacement, les bivouacs, le ravitaillement, etc. le guerrier peut ainsi se consacrer entièrement a son matériel, sans autres souci.
Le 6 août, nous faisons mouvement. La route est à sens unique et deux colonnes de véhicules roulent dans le même sens. Malheur à celui qui tomberait en panne. Il serait impitovablement éjecté sur le bas côté. La poussière soulevée habille le paysage, les villages offrent des façades lisses ; les quelques habitants lèvent sur les files de véhicules un regard anonyme. C’est ainsi que nous traverserons Sainte Mère Église avec son clocher et ses maisons mutilées ; puis direction Carentan par la Nationale 13 et la DC 917 sur Périers.
A Coutances, nous prenons la D7 jusqu’à Avranches. Enfin la D998 nous amène à St James. Nous bivouaquons sous les arbres du parc du château. Interdiction d’allumer un feu, de larges fossés bordent l’allée principale ; c’est là que nous passons la nuit. Vers 22 heures, une batterie de DCA US ouvre le feu. Nous quittons nos couvertures pour nous tapir sous les chars ; très bon réflexe contre les bombes « butterfly » anti-personnel, pas de blessés chez nous. Seuls les GMC de ravitaillement ont subi de gros dommages à leurs jerrycans. La nuit s’est terminée en conciliabules, le sommeil avant fui les corps.